Au cœur d’un Vietnam insoupçonné
Se frayer un chemin dans les deux plus grandes villes du Vietnam, Saigon et Hanoi, villes de huit et cinq millions d’habitants, dans le tourbillon incessant des dizaines de milliers de motocyclettes, des vendeurs itinérants, des piétons, des restaurants sur le trottoir, des ordures, des bruits de klaxon, des chantiers de construction, peut parfois donner un intense mal de bloc au visiteur. Le remède parfait pour contrer ce bruit constant : une randonnée en campagne.
Perchée dans les montagnes à 1 650 mètres au-dessus du niveau de la mer, la région de Sapa est devenue une destination prisée par les voyageurs dès que le Vietnam a été rouvert aux touristes au début des années 1990. Et avec raison. Offrant une riche diversité culturelle, des paysages spectaculaires et plusieurs possibilités de randonnées dans les rizières à flanc de montagne, la région située au nord du pays vaut le détour.
La surabondance de visiteurs a toutefois fait perdre un peu de cachet à Sapa. Pour ceux qui souhaitent fuir le capharnaüm de la ville pour se retrouver seuls entre deux rizières à flanc de montagne à quelque 2 000 m d’altitude, l’aventure risque de perdre un peu d’authenticité parce qu’elle est accompagnée de vendeurs persistants, qui voient en vous un portefeuille ambulant et qui sont prêts à vous suivre pendant quatre heures pour tenter de vous vendre quelque chose à tout prix. Pour dénicher la vraie tranquillité que certains ne trouveront pas à Sapa, allez du côté de Mai Chau. Végétation luxuriante, terrain montagneux, champs de riz à perte de vue, minorités ethniques; la région de Mai Chau a tout ça aussi, mais sans vendeurs et sans hordes de touristes. Garanti.
Mai Chau se situe à seulement trois heures de voiture à l’est d’Hanoi (une nuit en train pour Sapa). Le parcours pour y parvenir représente une longue série d’ascensions dans de nombreux cols permettant d’admirer l’immensité des plaines agricoles et donne un agréable avant-goût de la suite des choses. Si les montées sont plaisantes pour les yeux, elles le sont un tantinet moins pour la camionnette qui roule probablement sa bosse depuis la guerre qui a ravagé le pays dans les années 1970. Je sais maintenant à quoi ressemble une camionnette qui pète trois crises d’asthme, deux infarctus et une bronchite en même temps!
Après la montée « quasi mortelle » pour le moteur, nous amorçons une descente tout aussi « quasi mortelle » pour les freins et la suspension. Sans doute absente de toutes les cartes routières du pays, la « route » nous mènera directement dans un monde parallèle : au cours des prochains jours, aucune personne à la peau blanche ne traversera notre champ de vision.
Même si les probabilités d’y laisser sa peau sont de 50 % (25 % pour la « qualité » de la « route » et 25 % pour les déficiences mécaniques) la scène est magique : des champs de riz en escalier d’un vert immaculé, des petits chapeaux pointus au boulot dans les champs et quelques maisons sur pilotis éparpillées à gauche et à droite. Soudain, apparaît devant nous la majestueuse Rivière Noire, tout en bas de la route. Le plan d'eau est immense et spectaculaire. Nous arrivons à la berge sans avoir croisé un autre véhicule sur la route en terre. L'endroit est désert. Enfin la paix!
Ici, pas de quai. Un bateau nous attend sur la berge à la terre de couleur orange rouille. L'embarcation est dans la même palette : un beau « rouille saignant »… et de type fromage suisse à cause des trous causés par la rouille. On est loin du paquebot de croisière tout inclus. Le moteur de l’embarcation provient d’un tracteur : un produit du recyclage vietnamien. Pendant que le pilote tente de le faire démarrer, je m'affaire à éloigner le bateau du rivage en poussant sur une tige de bambou dans la vase visqueuse et rouillée. De la vase à l'infini. Le bâton s'enfonce. Le bout entre mes mains devient de plus en plus court. Je me rapproche dangereusement d'un beau triple vrille avec double saut périlleux avant face première dans la vase quand le moteur s’active enfin.
L’immense plan d’eau désert est entouré de montagnes. Seuls au monde. L'endroit est parfait pour avoir le silence absolu. Mais avec ses 130-135 décibels bien lourds, Godzilla (le surnom donné au moteur) détruit un peu le fantasme. Dans les circonstances, la balade en kayak cadrera plus dans la logique de l'endroit. Pendant des heures, seuls sur cette gigantesque rivière, voguant d'un bras de rivière à l'autre à la découverte des rares traces de civilisation le long de la rive.
Après une bonne nuit de sommeil dans la salle commune de la maison sur pilotis de l'habitant Hmong, nous reprenons la route à pied pour la première fois de la journée. Nous remontons, par un autre chemin, la montagne descendue la veille. La veille, la guide nous avait avertis qu’il fallait partir tôt à cause de la chaleur. On la croit : il est 7 h 30 et il fait déjà 32 degrés Celsius!
Trois heures plus tard, et après avoir traversé quelques hameaux accrochés sur la montagne où nous passons en héros (en fait, l’industrie de ces villages est la fabrication de cure-dents : ce sont donc eux les héros dans ce monde!), nous enfourchons de rutilants vélos de montagne pour découvrir les champs de riz des environs. Au début du mois de mai, cette plante arrive à maturité à Mai Chau. La récolte se fera dans quelques semaines, mais pour l’instant, les tiges de la plante brillent d’un vert éclatant. Des lots de verdure sur des kilomètres carrés encerclés par les collines avoisinantes. Le spectacle est sublime.
Je décide d’aller marcher dans le champ de riz, question d’admirer le tout d'un peu plus près. Chaque lot est séparé par une bande de pelouse sèche surélevée. Je marche sur l’une de ces bandes entrecoupées, sur une distance d'environ 10-15 pieds, d'un trou de boue avec un peu d'eau. Après un premier pas facile, je tente une deuxième enjambée. Malheur! Le terrain d'apparence solide cède sous le poids de mes 155 livres. Je cale dans la boue jusqu'à la cheville...
Pas grave : quatre autres pas et je suis sorti du bourbier. Merde, le pas suivant est une catastrophe : je cale jusqu'à la mi-mollet. J’essaie de me sortir de là en tirant tellement fort avec ma jambe gauche que je perds l'équilibre et mets carrément le pied et la main dans les plantes de riz submergées. Je viens de tuer net, frette et sec quelques dizaines de plans. L’écraseur de semences, sur lesquelles ces habitants travaillent depuis au moins trois mois, l'éléphant dans le magasin de porcelaine, c'est moi.
Sale comme un cochon, je réussis finalement à quitter le champ maudit. Je vais rejoindre mes amis les canards, dans un trou d'eau sale (le seul dans les environs) pour essayer de faire disparaître les cinq livres de boue collés sur moi. Je rêve d'un savon... qui n'existe malheureusement pas dans mon espace-temps.
Après m'être décrotté (ne pas confondre avec laver... laver signifie être propre!), pourquoi ne pas se taper trois heures de marche en montagne dans la jungle par 40 degrés? But de l'opération : traverser la montagne pour aller du village des Hmongs à un village habité par des Thaï blancs, une autre minorité de la région. Quelques minutes après avoir quitté le village hmong, nous nous enfonçons dans l'épaisse jungle. Bonne nouvelle : qui dit jungle, dit arbres touffus et beaucoup d'ombre. Mauvaise nouvelle : c'est probablement dans cette forêt que Dieu a créé le concept d'humidité il y a quelques milliards d'années...
L'ascension est constante et n'accorde aucun répit. Après 30 minutes de montée, je vis une première : j'ai tellement chaud que je suis incapable de dire s'il fait chaud ou froid. J'ai perdu la notion de sensation à la chaleur. Mon corps vient de fermer la switch. Mais il vient d'en ouvrir une autre : celle de la sudation extrême. Je suis désormais un robinet dégouttant au sol et capable de régler tous les problèmes d'approvisionnement en eau sur terre avec ma sueur. La palette de ma casquette devient mon squeegee. J'enlève le surplus d'eau de l'intérieur de mes bras avec la palette de ma casquette. La rivière d'eau sur ma palette fait deux pouces de large par trois pouces de long. Je passe du bras gauche au droit toutes les dix secondes. Bientôt, la palette ne suffit plus à la demande. Mes avant-bras se remplissent d'eau en deux temps trois mouvements. Je sens les gouttelettes tomber le long de mes jambes et poursuivre leur chemin vers mes chaussettes et chaussures de marche encore bien boueuses.
Malgré les apparences, j’apprécie la marche. De un, je suis sur le point de me suer le pancréas par les pores de la peau (j’aurai donc éliminé toutes les toxines de mon corps). Et de deux, je sens tellement le Bas-du-Fleuve qu'il n'y a vraiment aucune chance que je me fasse piquer. Une aura de puanteur de 15 mètres à la ronde dans l’épaisse jungle humide où les insectes pullulent est vraiment un luxe qui me convient. Réflexion inusitée alors que je suis sur le point de suer des ongles : le gars du village thaï qui se fait demander « Chez vous ou chez nous? » par une fille du village hmong dans le bar du village hmong a intérêt à répondre « Chez vous », parce que l'envie sexuelle risque de disparaître rapidement après cette marche odorante dans la jungle.
Nous arrivons enfin dans le village après trois heures de marche et je réalise à quel point je n’ai jamais pué autant de toute ma vie. J’ai juste envie d’aller cacher mes chaussures de marche, question qu'aucun être vivant ne meure d'asphyxie au contact olfactif de ce mélange toxique. Je rêve d’une douche au Ritz-Carlton, mais ce soir, c’est dodo chez l’habitant. La douche luxueuse consiste en une salle de bain extérieure avec quatre murets de béton. Les outils pour me laver : un robinet et un seau de plastique. Génial. J’en profite pour laver mes chaussures qui en ont grandement besoin. Auront-elles le temps de sécher avant le demain? Étant moi-même incapable de me sécher après la douche en raison du niveau d’humidité, j’en doute. Demain matin, elles seront encore bien mouillées pour la longue marche. Ça promet!
La chaleur et l’humidité accablantes ne sont peut-être pas idéales pour se sentir bien dans sa peau, mais les plantes, elles, semblent adorer ces éléments. Poussent, poussent, poussent les bons gros légumes! L’énorme vallée respire la chlorophylle. Du vert à perte de vue. Le soleil amorce sa descente derrière la plus haute montagne de la vallée; les petits chapeaux pointus commencent à réapparaître dans les champs au loin après une longue journée à travailler leurs champs fertiles. Le soleil presque disparu, le ciel devient orange. La lumière maintenant tamisée fait encore plus ressortir le lustre du vert des tiges de riz à l’infini. Le spectacle est à couper le souffle.
Autre facteur qui ajoute au charme de ce village perdu : personne ne se démène pour tenter de vous vendre un collier, des sandales ou une montre. Ici, nous sommes à des années-lumière de la frénésie commerciale de Sapa. L’homme chez qui je couche ce soir sort une bouteille de boisson gazeuse de plastique remplie d’un liquide jaunâtre. Il verse et nous fait goûter. L’hydromel a un goût de sucre. Normal : c’est de la bière de canne à sucre tout ce qu’il a de plus « fait maison ». Je veux acheter une bouteille à notre hôte. Il en sort une de son « frigo », mais il refuse que je paie. J’insiste. Non, ici l’invité ne paie pas. Après un copieux souper, l’hôte nous invite à l’extérieur et gratte sa guitare pendant que je contemple le spectacle offert par les étoiles, dont le scintillement est la seule source lumineuse du village.
Après cette nuit dans la maison de l'habitant, une coquette demeure au plancher en bambou où les invités couchent sur le plancher de la salle commune, nous reprenons la route à pied. Encore une fois, nous traversons d'autres hameaux dispersés le long des routes et des sentiers et un nombre incalculable de champs de riz.
Malheureusement pour moi, mes chaussures n'ont pas séché d'un poil au cours de la nuit. Ça fait « squiche, squiche » quand je les enfile. Nous quittons le village à 8 h. Le thermomètre oscille déjà autour de 30 degrés et il n'y a aucun nuage à l'horizon. Un soleil de plomb. Pas la moindre brise. Nous marchons dans un four. Nous passons d'un village à l'autre. Les habitants nous accueillent toujours avec le traditionnel xin chao (bonjour). Les buffles arrêtent de brouter la pelouse lorsque nous passons à leur hauteur et les canards se réfugient toujours dans les champs en entendant nos pas menaçants.
Contrairement à la veille, je ne sue pas. Avec ce soleil de feu, le tout s'évapore à une vitesse incroyable. Nos réserves d’eau disparaissent rapidement et aucun dépanneur dans les parages pour en acheter. Heureusement que j'ai ma casquette sale! Sans elle, c'est l'insolation à coup sûr. Même la guide vietnamienne, d'ordinaire volubile, est aujourd’hui silencieuse comme une tombe. Elle conserve son énergie pour la marche. Chaque montée annonce l’arrivée prochaine des crampes aux jambes. Chaque pas devient de plus en plus lourd. Je baisse la tête. Miracle : mes chaussures sont enfin sèches! Encore mieux, le sentier dans lequel nous marchons nous mène directement à la route principale. La camionnette cardiaque nous attend pour nous ramener à Hanoi. Alors que nous traversons ces vallées luxuriantes pour une ultime fois, nous disons aussi adieu au silence, à la quiétude et au nirvana des trois derniers jours. La trêve Mai Chau est presque terminée, le tourbillon de la capitale se fait déjà entendre au loin.
GUIDE DE DÉPART
Où : Région de Mai Chau, Vietnam
Quand y aller : Le climat variant énormément du nord au sud, les écarts sont parfois grands entre les deux régions. La mousson d’hiver (octobre à mars) amène froid et humidité au nord et chaleur et temps sec au sud. Pour un bel équilibre, nous suggérons avril, mai et octobre.
Coût :
Avion : Environ 1 300 $ pour un aller-retour.
Bière locale :Entre 50 sous et 1 dollar.
Tee-shirt souvenir : entre 3 et 5 dollars (plus si vos talents de négociateur sont limités).
Hébergement : La région est peu développée pour les touristes, l’offre repose essentiellement sur l’hébergement chez l’habitant. Prévoir entre 5 et 10 dollars pour une nuit en occupation double. Ailleurs au Vietnam : entre 16 et 20 dollars en occupation double dans un petit hôtel (guesthouse), environ 10 dollars par personne pour un lit dans une auberge.
Repas : Environ 3 dollars pour un repas complet : soupe vietnamienne (pho) ou crêpe (banh xeo) et rouleaux (cha gio).
Transports : Entre 8 et 10 dollars à partir de Saigon (environ trois heures). Ailleurs au Vietnam : 40-45 dollars pour un billet ouvert entre Saigon et Hanoi (environ 1 700 km) avec quatre arrêts en chemin. 10-12 dollars entre Saigon et Nha Trang (environ 450 km).
Pourquoi y aller : Pour vivre autre chose que les foules et la folie des grandes villes. Pour partir à la découverte (essentiellement à pied) d’une région à la végétation luxuriante et aux champs à perte de vue. Pour entrer en contact avec les minorités des montagnes.
Le meilleur : La bouffe… comme partout au Vietnam.
Le pire : Les transports permettant aux touristes de se rendre dans cette région montagneuse.
Le plus étrange : Boire de la bière de canne à sucre artisanale.