Népal : « Trois sœurs » révolutionnent le trekking
Dans une société où les hommes dominent, un groupe de femmes se bat pour devenir de véritables guides de montagne. Elles sont en train de gagner leur pari.
« Scu’se me. Do you want some tea? »me demande timidement Sushila avec un large sourire tandis que Radika remplit ma tasse d’un bon thé chaud et fumant. Les soirées sont fraîches à Jumla, à 3000 mètres d’altitude. Pour notre première nuit sous la tente dans cette vallée de rêve de l’ouest du Népal, notre groupe s’installe dans un ancien potager derrière la demeure d’un villageois. Derrière moi, Laxmi et Dhurga s’affairent à monter les tentes et à déballer les vivres. Ces jeunes femmes, âgées d’environ 18 à 25 ans, sont des apprenties guides, l’un des plus beaux métiers au Népal… qui est habituellement réservé aux hommes. Ces pionnières sont ici des modèles pour les filles de leur génération. Elles seront nos complices pour les quelques jours de notre visite.
Notre groupe (exclusivement féminin) est composé de 10 femmes qui ont décidé de tenter cette expérience organisée par le Centre d’étude et de coopération internationale (CECI) : un trek composé uniquement de femmes et guidé par des femmes népalaises. Sushila, Radika, Dhurga et Laxmi nous accueillent dans leur région natale, à trois jours de marche de la route la plus proche. Avec nous, elles pourront s’exercer en toute confiance et apprendre le métier de guide, sans crainte d’être jugées ou réprimandées. Nous les encouragerons à prendre leur place, à parler anglais et à nous faire connaître leur région. Pour briser la glace, je demande à Sushila son âge. Elle hésite un instant : « Nineteen »
Au même moment, un groupe de villageoises arrive au campement. Rapidement nos regards et nos sourires suffisent à communiquer notre curiosité réciproque : elles seront nos porteuses et nous accompagneront tout au long du trek. Embauchées localement, la plupart de ces femmes n’ont jamais eu un travail rémunéré et sont très heureuses de quitter les champs et les tâches domestiques pour participer à ce premier trek de femmes du Canada. Dans cette région qui a grand besoin d’activité économique, notre passage constitue une bougie d’allumage pour développer l’écotourisme.
Ici, les familles consacrent 70 % de leurs revenus pour se nourrir. « Il suffit d’une sécheresse prolongée, d’une averse de grêle ou d’un glissement de terrain pour anéantir une récolte », explique Lucky Chhetri, l’organisatrice du trek. Le développement d’une nouvelle activité touristique permettrait aux communautés d’avoir un revenu saisonnier pour acheter des semences et des animaux de ferme, d’acheter du riz et des vêtements chauds pour l’hiver, et de rénover les maisons.
« La région a beaucoup souffert du conflit maoïste. Les femmes ont besoin d’un projet rassembleur pour se reprendre en main et ce trek suscite beaucoup d’enthousiasme et d’espoir », poursuit Lucky Chhetri. Cette femme dirige (avec ses deux autres sœurs) la compagnie 3 Sisters Adventures, l’une des deux seules agences de trekking dirigées par des femmes au Népal. « Les préjugés et les barrières sociales enferment les femmes dans un cercle vicieux de pauvreté, de violence et de servitude. Sans formation ni travail rémunéré, elles n’ont aucune emprise sur leurs vies. Elles sont condamnées à travailler au champ, à faire des enfants et à servir leur mari sans dire un mot », souligne Lucky Chhetri.
C’est à la suite de plaintes de harcèlement de voyageuses qui logeaient à leur petit hôtel de Pokhara que les trois sœurs ont décidé de fonder en 1994 leur compagnie d’aventure. Afin d’appuyer leur mission sociale, elles ont créé, cinq ans plus tard, le Empowering Women of Nepal (EWN), une organisation non gouvernementale dont l‘objectif est d’aider les jeunes filles pauvres qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école pour acquérir une formation de guide. « Lorsqu’elles arrivent au centre de formation, elles sont si effacées, c’est à peine si elles parlent. En quelques mois, on les voit évoluer et s’épanouir », raconte Lucky. La formation est axée sur l’écotourisme, l’anglais, les premiers soins, la protection de l’environnement, les droits des femmes et les règles d’hygiène. À ce jour, l’organisme a formé plus de 600 jeunes filles.
Au petit matin, après un bon déjeuner, le campement est démantelé par l’équipe des 3 Sisters avec le souci de ne laisser aucune trace de notre passage. Sous un ciel bleu magnifique, notre « caravane » humaine se met en branle pour une journée de marche vers le village de Patamaura, située au nord-est à environ quatre heures de marche. Les porteuses sont déjà loin devant nous, tandis que le soleil nous brûle la peau et que le vent soulève la poussière à chacun de nos pas.
À Patamaura, notre équipe présentera un atelier de sensibilisation à l’hygiène par le lavage de mains. Dans cette région où il n’y a ni route, ni clinique de santé, ni électricité, ni téléphone, l’hygiène constitue un enjeu crucial. Dans ces zones montagneuses, un enfant sur quatre souffre de diarrhée. C’est la première cause de décès chez les jeunes après la pneumonie. Une centaine de femmes et un nombre incalculable d’enfants sont réunis au milieu du village pour célébrer notre venue. Plusieurs d’entre elles viennent des petits hameaux voisins. Les jeunes filles dansent et chantent pour nous souhaiter la bienvenue.
Nous quittons Patamaura tard dans l’après-midi pour prendre le sentier qui mène à notre campement installé dans un vaste pâturage à deux heures de marche plus loin. En traversant un petit village, nous apercevons une fillette qui se lave les mains sur le toit de sa maison. Elle s’exécute de la façon que nous lui avons montrée dans notre atelier.
Malgré les rudes conditions de vie, les gens sont généreux et accueillants. Il existe au Népal une chaleur et une authenticité dans les rapports humains. On a l’impression que ces gens qui n’ont rien sont plus heureux que nous. Du coup, notre perception se transforme : on décompresse, on respire mieux, on est plus serein.
Nous marchons quatre à cinq heures par jour dans des sentiers tantôt escarpés, tantôt à travers des forêts de pins, de genévriers et de rhododendrons. Nous traversons le col de Ghurchi (à 3500 mètres), qui nous offre un panorama splendide sur les montagnes du Tibet. Chaque village est une découverte, où nous apprenons les us et coutumes de ces communautés isolées qui vivent en quasi autarcie. Les femmes tissent les vêtements, fabriquent des bijoux et nous montrent les plantes qu’elles utilisent pour se soigner. Au fil des jours, les moments d’extase et de joie alternent avec les moments de tristesse et de fatigue. Nos cœurs s’ouvrent laissant échapper des doutes, des confidences, des rêves et des projets… Entre Québécoises et Népalaises, des liens intangibles se sont tissés.
C’est tout près du Lac Rara, le plus grand lac du Népal, situé à 3000 mètres d’altitude, que prend fin notre aventure. Le trek nous a menés à la rencontre de femmes incroyables dans sept villages de montagne. Une expérience humaine inoubliable. « J’ai décidé de participer à ce trek avant tout pour les échanges. De ce côté j’ai été comblée », dit Véronique Foley, une organisatrice en santé communautaire.
Les rires et les chants font maintenant place aux accolades et aux larmes. C’est le moment de se séparer de nos guides et de nos porteuses qui ont vaillamment guidé nos pas et porté sur leurs dos jour après jour nos sacs et notre matériel de camping. Comme le veut la coutume, c’est le moment d’un dernier tika et mala avant de descendre le sentier qui mène à la petite piste en gravier où l’avion vient d’atterrir.
Pour l’édition de septembre 2009, la compagnie Expéditions Monde a décidé d’appuyer ce trek. « Nous avons de nombreuses demandes de nos clients pour ce type de voyage culturel et humanitaire. Les gens ont envie de voyager autrement, de donner un sens à leur voyage », dit Stéphanie Fradette, coordonnatrice de la branche caritative d’Expéditions Monde. Malgré tout, si l’aventure est assez forte pour les hommes, le but avoué des 3 sisters est avant tout d’attirer des femmes.
Encore plus…
3sistersadventure.com
expeditionsmonde.com