Récit d’expédition au Népal : au pays des Sherpas avec Gougoux et… Aznavour!
Charles Aznavour aurait été à la fois surpris, fier et ravi. Pendant le temps des Fêtes, de jeunes Québécois ont chanté haut et fort le refrain de son classique « Emmenez-moi » sur des sentiers centenaires menant au Kala Patthar et à l’Everest. Récit d’une expédition pas comme les autres.
Le vénérable chantre de la chanson romantique aurait été surpris de constater que les interprètes de ce succès, enregistré en 1967, étaient très majoritairement des trekkers dans la vingtaine, des jeunes qui ne connaissaient ni son nom ni son répertoire, avant de débarquer au Népal.
Il a fallu un « vieux » de 63 ans, en l’occurrence Pierre Gougoux, pour leur faire découvrir à la fois un des plus beaux pays du monde – certainement le plus accidenté… – et quelques-unes des plus belles chansons de Charles Aznavour, de Gilles Vigneault et de Joe Dassin.
Professeur de plein air, de yoga et d’éducation physique depuis plus de 30 ans au cégep André-Laurendeau, Gougoux a sorti sa guitare chaque soir, lors des quatre semaines de son plus récent périple népalais, qui s’est achevé mi-janvier, pour offrir ses interprétations offbeat d’un tas de classiques de la chanson française dans la salle commune des lodges, où notre groupe logeait sur la longue route menant aux abords du Toit du monde.
Heureusement pour les jeunes, Martin Bécotte, un guitariste de leur génération, contrait les chansons d’Aznavour, de Dassin et de Vigneault par des tounes plus contemporaines des groupes Les Trois Accords, Les Cowboys Fringants et Mes Aïeux.
Néanmoins, la chanson Emmenez-moi a gardé le haut du palmarès, les paroles de son refrain étant particulièrement bien adaptées aux circonstances.
« Emmenez-moi au bout de la terre »… presque exactement. Il faut en effet se taper plus de 17 heures de vol avant de débarquer enfin au Népal, où les horloges ont 10 heures et 45 minutes d’avance sur celles du Québec.
« Emmenez-moi au pays des merveilles »… sans l’ombre d’un doute! La chaîne de l’Himalaya regroupe dix des quatorze sommets de plus de 8000 mètres qu’on dénombre sur Terre, en plus de quelques centaines de 7000 mètres et plus.
Finalement, « Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil » rappelle que, même si le Népal est un des pays les plus pauvres du monde, la beauté incomparable de ses paysages et la bonne humeur contagieuse des Sherpas allègent quelques-uns des aspects les plus rugueux de sa pauvreté, avec l’aide du soleil omniprésent de ses saisons sèches.
« Au Népal, ils n’ont pas nos souffrances intérieures, remarque Gougoux. Ils ne sont pas obligés de "performer" comme nous. La course aux objets matériels, ils ne connaissent pas… La vie se déroule simplement. »
Dépaysement assuré
Dépaysement assuré donc pour les 31 personnes, étudiants et professionnels, qui ont répondu à l’invitation de Gougoux, affichée sur les babillards de son cégep, de se joindre à lui pour sa quatrième expédition de groupe dans les montagnes népalaises de l’Himalaya.
Surnommé « le pape du plein air au Québec », Gougoux estime avoir fait découvrir la montagne et la haute montagne à plus de 20 000 jeunes depuis 1976, grâce à plus de 1500 séjours dans les Laurentides, les White Mountains du New Hampshire et les Adirondacks de l’État de New York, mais aussi dans l’Atlas marocain, les Andes péruviennes ainsi que les Alpes et les Pyrénées européennes.
Attiré par la nature depuis les vacances de son enfance passées à Mont-Rolland, Gougoux affiche une admiration sans bornes devant les peuples de haute montagne dont les valeurs sont, selon lui, sûres, testées et indémodables. Comme les chansons de son répertoire.
« Je suis fasciné par la culture d’hospitalité de ces civilisations, explique-t-il. La propriété privée et clôturée n’a pas de sens pour eux. Même la maison familiale doit toujours être ouverte aux visiteurs et aux étrangers. »
Sentier le moins fréquenté
La montagne, c’est aussi le respect de la nature dans ce qu’elle a de plus simple, de plus beau et de plus rude. D’où une prudence et une sagesse qui ont conduit Gougoux à faire commencer le trek plus tôt et à plus basse altitude que les itinéraires habituels pensés pour les touristes qui ont seulement 15 jours devant eux. C’est ainsi qu’au lieu d’effectuer le trajet de Katmandou à Lukla en avion, nous avons plutôt rejoint en autobus Jiri, petit village situé à une altitude de 1905 mètres et à environ 90 kilomètres à l’est de Katmandou. On atteint cette bourgade au terme d’un voyage trépidant de dix heures sur des routes très étroites, où les précipices semblent parfois bien proches...
Qualifié de « sentier le moins fréquenté » par le guide Lonely Planet, le trek de Jiri à Lukla offre une superbe incursion dans le véritable Népal « profond ». Les étapes de cet itinéraire sont constituées de petits villages qui sont habités même en hiver, contrairement à ceux qui parsèment la dernière portion du trek entre Namche Bazar et l’Everest.
Les marches quotidiennes de trois à six ou sept heures permettent de croiser régulièrement des porteurs et des convois de dzopkyos (croisement de yak et de vache) qui perpétuent les us et coutumes des siècles passés en assurant le transport des marchandises vers ces petits hameaux isolés, dispersés à flanc de montagnes.
Ces huit jours de marche servent aussi à nous mettre en appétit, car dans cette région où le plus haut col à passer (le Lamjura Bhanjyang) s’élève à 3530 mètres, on n’aperçoit jamais les pics légendaires de l’Himalaya. Les trekkers montent et descendent au gré des sentiers en peaufinant leur acclimatation entre des altitudes allant de 2000 à 3000 mètres, tout en se pâmant à l’occasion pour un « petit » pic comme le Kusum Kangru (6 367 mètres).
Petit virage de vie
Le passage de la trentaine de Québécois dans ce secteur a également revêtu un caractère historique. Selon le guide en chef sherpa, Tendi, on n’avait pas vu un groupe de trekkers de cette taille depuis des années, car la présence des maoïstes et leur habitude d’exiger une « taxe de bienvenue » avaient fait fuir les touristes.
Moins pressée par le temps et d’une moyenne d’âge plus jeune que les groupes habituels où l’on retrouve majoritairement des gens âgés de plus de 45 ans (coût d’un trek organisé oblige), la bande à Gougoux a pu vivre des expériences très particulières en route vers le Kala Patthar (5545 mètres). Entre autres, une cérémonie particulièrement inspirante au monastère bouddhiste de Trakshindu, où l’atmosphère de recueillement et l’ambiance feutrée, le son grave et profond du radong (longue trompette traditionnelle), le tintement des petites cymbales et les voix basses des moines chantant leurs incantations ont permis à chacun de décrocher de son quotidien.
Personnellement, j’ai vraiment vécu un moment fort de spiritualité quand, une fois le présent suspendu, j’ai réussi à prendre du recul sur ma propre vie et à dégager un cap à suivre pour le futur, résumé en une petite phrase simple. Comme une incantation personnelle, je me suis mis à la répéter pendant tout le reste du trek. Malay dereramro manche bonaïdinus! Malay dereramro manche bonaïdinus! « Aide-moi à devenir un meilleur homme! » Ça sonne mieux en népalais et dans les sentiers menant à l’Everest que dans le Nord-Est américain… Néanmoins, la sérénité du monastère de Trakshindu a réellement permis à certains d’entamer « un petit virage de vie », comme l’a joliment décrit Gougoux.
Rendus à 4000 mètres, il nous restait quand même assez de souffle pour disputer une partie de soccer avec nos amis sherpas et improviser une soirée disco, où la traditionnelle boule miroir a été remplacée par les faisceaux lumineux des lampes frontales. Excellent exercice pour délier les muscles endoloris du cou et des épaules, soit dit en passant…
Perdre le contrôle de son coeur
Mais à partir de 4300 mètres, les choses ont commencé à se corser. Dans un fabuleux décor où les plus hauts sommets de l’Himalaya, enfin visibles en tout temps, forment un tableau changeant, mais toujours grandiose, on apprend tranquillement à perdre le contrôle sur son cœur. À intervalles irréguliers et sans avertissement, il se met à battre la chamade, cherchant comme les poumons à compenser la rareté de l’oxygène. Il faut aller faire une pause pour lui permettre de retrouver une cadence plus normale.
La marche devient plus difficile. Chaque pas demande un effort plus grand. Dire que les conquérants de l’Everest font leurs derniers pas à une altitude plus haute de quatre kilomètres en droite ligne vers le ciel! On ose à peine imaginer les efforts surhumains déployés pour grimper si haut.
Depuis Dingboche, il ne reste plus que deux jours avant d’arriver au but de l’expédition, le Kala Patthar. Cependant, l’anxiété augmente. Même si l’acclimatation à l’altitude a été préparée soigneusement, des statistiques indiquent qu’environ 60 % des gens ressentent des symptômes de mal aigu de l’altitude, une fois passé le cap des 4000 mètres.
Rendus si haut, les paysages sont arides. Beaucoup de pierres et de rocs, bien peu de végétation. Seuls quelques corbeaux aux cris rauques viennent troubler la routine de la marche. Quant à la présence du soleil, elle est fortement appréciée et particulièrement souhaitée quand les sections à l’ombre se prolongent.
Finalement, 15 jours après avoir quitté Jiri, l’objectif devient enfin visible. De prime abord, la déception est grande puisque le Kala Patthar ressemble à un gros tas de gravier dans le décor de montagnes le plus sublime qu’on puisse imaginer.
Le « KP », comme on le surnomme, cache cependant bien son jeu. Une fois rendu à son sommet et le dos accoté au Pumori (7165 mètres), on a une vue imprenable sur l’Everest enfin dévoilé dans toute sa majesté. En prime, on aperçoit clairement l’itinéraire emprunté par les téméraires qui partent à sa conquête.
Le voyage d’une vie
Il aura fallu 20 jours de marche pour arriver au sommet du « Rocher noir » (Kala Patthar, en français) depuis Jiri et retourner à Lukla où deux petits avions nous ont ramenés à Katmandou. Les 32 membres du groupe sont revenus avec des images grandioses plein la tête et le sentiment d’avoir relevé un grand défi. Particulièrement Samuel qui, à mi-chemin, a demandé à être rapatrié hâtivement vers le Québec. « Oublie-moi, je ne suis plus capable de continuer », a-t-il lancé à Gougoux qui est parvenu à le faire changer d’idée. « J’ai fini par me rétablir et j’ai réussi à me rendre jusqu’à Lobuche (4 950 mètres). Je ne me connaissais pas autant d’endurance, de ténacité. J’ai vraiment le sentiment d’avoir réussi une épreuve majeure de ma vie. Aujourd’hui, tout me paraît plus simple, mes objectifs me semblent plus faciles à atteindre. »
Cependant, rien n’aurait été pareil sans l’aide des guides sherpas. Debout dès l’aube pour préparer le thé servi fumant et sucré au lit, les Sherpas sont aussi indispensables pour nous stimuler et nous motiver quand le réservoir d’énergie est à sec.
Sans le soutien constant de Sonam Sherpa, je n’aurais jamais atteint le sommet du Kala Patthar. Au bord de l’épuisement physique et psychologique, presque décidé à abandonner, j’ai été littéralement pris en main par Sonam qui m’a conseillé de ne pas regarder le sommet, de me concentrer sur chaque pas en mettant carrément un pied tout juste devant l’autre, puis de limiter le nombre et la durée des pauses. La recette a fonctionné à merveille.
Sonam ainsi que ses compatriotes Tendi, Wang-chu, Dawa, Mingma, Ang Babu, Pemba et Dandy ont été plus que des accompagnateurs durant ce long trek. Ils ont été des piliers sur lesquels tous ont pu prendre appui pour passer à travers les petites difficultés quotidiennes et les obstacles plus durs à franchir.
On ne pouvait rêver de meilleurs partenaires et d’un terrain de jeu plus sublime pour donner tout son sens à cette phrase de Martin Luther King, reprise régulièrement par Gougoux : « Ce qui ne tue pas rend plus fort! »