Rechercher dans le site espaces.ca
  • © David Désilets

La Translabradorienne à vélo : par-delà les fondrières de mousse

L’été dernier, l’équipe de l’Expédition Transtaïga a complété la traversée du Québec d’est en ouest, à vélo et en canot. La première portion a été réalisée par Samuel Lalande-Markon, en solitaire et à vélo, en empruntant notamment la route Translabradorienne. Il livre ici le témoignage de son parcours au travers d’un territoire méconnu.


J’avais déjà vécu le sentiment grisant d’atteindre Kuujjuaq à vélo et en canot depuis Montréal, quelques années auparavant, lors de la première Expédition Transtaïga. Pendant 31 jours, d’abord seul, puis en compagnie de David Désilets, nous avions découvert l’étendue à perte de vue des taïgas, navigué des rivières depuis leur source jusqu’à leur embouchure, vu les arbres se dégarnir de leur frondaison, puis disparaître. D’un bout à l’autre du territoire, nos corps et nos esprits s’étaient transformés à la démesure de ce pays où on entaille les érables au Sud avant même que ne se disloque la banquise au Nord.


À lire aussi - Expédition Transtaïga 2021: 38 jours en vélo-canot pour une traversée du Québec d'est en ouest


Je ne pensais pas revivre semblable aventure, mais le Nord avait continué d’exercer son attrait irrésistible. L’envie était montée en moi comme la sève printanière monte des racines à la cime : le 29 juin 2021, l’avion m’emportait vers le soleil levant jusqu’à Blanc-Sablon, d’où j’allais entamer ma seconde traversée du Québec, cette fois dans un axe longitudinal.

L’horizon des épinettes

La route Translabradorienne permet de connecter Blanc-Sablon au reste de la Côte-Nord via un long détour de 1700 km par l’intérieur des terres, en passant par le Labrador. Je disposais de quatre jours d’autonomie de nourriture pour rallier Churchill Falls, au terme d’une première étape de près de 900 km. Au moment de partir, je me suis tenu sur les caps rocheux qui avancent jusque dans les eaux tumultueuses du détroit de Belle Isle. Le vent y lève des vagues écumantes que transperce parfois le souffle des rorquals à bosse. Le lieu était à l’image de mon état d’esprit : agité.

La route 510 longe le littoral sur environ 150 km, puis s’enfonce au cœur de la lande pour rejoindre beaucoup plus loin la 500 – la Translabradorienne proprement dite. Après Port Hope Simpson, il n’existe plus un seul service sur la route pendant 700 km, à moins d’effectuer un détour à Goose Bay. On me le déconseillait néanmoins, peut-être afin de garder intacte l’impression d’isolement qui nous poigne dès lors qu’on aborde ce territoire immense.

Qu’une route existe ici relève en soi du miracle tant la population qu’elle dessert est éparse. La facture pour la construction a monté de manière exorbitante, ce qui n’est pas étranger au fait que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador traverse présentement une crise des finances publiques. J’ai croisé le cortège des rouleaux compresseurs qui achevait de paver les 150 derniers kilomètres avec une efficacité à faire rougir n’importe quel chantier québécois. On n’a pas fait les choses à moitié : la route se déploie superbement au travers des muskegs, ou fondrières de mousse, dans un tracé qu’on pourrait qualifier d’esthétique. Je l’ai parcourue dans un état d’ébahissement en me demandant pourquoi si peu de gens ne profitaient pas de l’aubaine… jusqu’à ce que, à ma première pause, l’implacable essaim de mouches noires me fasse passer l’envie de chiller plus de trente secondes sur place. « Il y a assez de mouches au Labrador pour nous soulever et nous déplacer », disait un jour un vieil Innu dans le train de Schefferville…

Ainsi, j’ai pédalé dans un entêtement patient et obstiné, du matin au soir, abattant jusqu’à 275 km par jour, masse de chair transie par le froid, fouettée par le vent, brûlée par le soleil, dévorée par les moustiques, hébétée parfois devant l’incessant mouvement de mes jambes qui avait des allures de drame de Sisyphe en miniature. Un après-midi, j’ai surpris un ours en bordure de la route. Fallait voir le regard horrifié qu’il m’a renvoyé au moment de grimper dans une épinette décharnée en voulant se protéger de moi, six pieds de viande en lycra tout droit sorti de la ville avec un téléphone dans la main. Le soir, je jetais ma minuscule tente en bordure de la route et j’allais m’y accrouptonner pour manger mon maigre sachet de nourriture lyophilisée avant de m’effondrer, mort de fatigue.


© Samuel Lalande-Markon

Partout où mon regard se posait, je retrouvais l’étendue infinie du monde, l’horizon des verts sombres et clairs, la ligne crénelée de millions, de milliards d’épinettes dans laquelle allait s’écraser au bout du jour le soleil comme s’il voulait enflammer la terre : toute une nature qui nous sauve parce qu’elle nous précède et existe précisément là, en dehors de l’humanité.


© Samuel Lalande-Markon

La faille béante du Labrador

En fin de journée le cinquième jour, j’ai aperçu le nuage de poussière s’élevant au-dessus de la région de Labrador City. Il s’y trouve des dizaines, peut-être des centaines de kilomètres de surface de mines à ciel ouvert. On y extrait jour et nuit des tonnes de minerai de fer qui gagnent les ports océaniques de la Côte-Nord par train. Je l’apprécie, l’acier de mon vélo, mais elle me trouble, cette ville poussée au milieu de nulle part, tapissée de pelouses vert fluorescent et desservie par toutes les grandes bannières commerciales nord-américaines, du Poulet frit Kentucky au Canadian Tire. Je suis entré dans le McDonald’s le nez pissant le sang et les cuisses couvertes de cloques en raison d’un violent coup de soleil, refoulé par la nature impitoyable du Labrador, soudainement coupé du monde extérieur dans l’air tempéré des climatiseurs que l’on retrouve dans n’importe quelle ville du Sud. J’hésite encore aujourd’hui entre le sentiment d’émerveillement et celui d’affliction à voir une famille commander en innu-aimun des trios Big Mac sur un écran tactile.

À Fermont, je croyais avoir gagné la partie en abordant les premiers kilomètres de la 389, le versant québécois de la Translabradorienne. On m’avait bien dit que ces 567 km seraient les pires, mais je n’y avais pas cru avant de fouler moi-même le gravier nord-côtier saupoudré de chlorure de calcium – pour éviter les poussières en suspension – de la section Mont-Wright à Fire Lake, où la route ne passe pas moins de onze fois par-dessus le chemin de fer. L’entrepreneur était, semble-t-il, payé au kilométrage, ce qui explique le tracé sinueux de la section où les dix-huit roues vont par mauvais temps s’encastrer dans les aulnes qui recouvrent les talus. « Tokébak », que j’ai maugréé en pédalant l’affreuse surface que la pluie, qui tombait bien importunément, transformait en boue corrosive.


© Tourisme Côte-Nord

Mais déjà, tout cela était oublié le soir même en apercevant, juste après le site de l’ancienne ville minière de Gagnon, les sommets arrondis des Uapishka surgir solennellement de la brume au moment même où mes écouteurs déployaient à plein volume dans mes oreilles le Prélude BWV 539 en ré mineur de Bach. J’ai gagné le « campe » à Guy Boudreau vers 21 h pour le quitter déjà aux aurores et pédaler encore, comme dans une rage, avec l’envie de plus en plus vive de retrouver le fleuve et de quitter l’environnement quasi claustrophobique des épinettes. J’ai croisé les contreforts du barrage de la Manic-5, choisissant de ne conserver, parmi toutes les impressions qu’il peut susciter, que les plus admiratives. Qu’on le veuille ou non, c’est le monument qui représente le mieux l’affirmation de la modernité québécoise.

J’ai abattu la distance restante entre les camions de bois filant à vive allure — ils sont payés à la load. Je me plais à imaginer la stupéfaction des quelques camionneurs qui ont vu apparaître dans un virage la silhouette mouvante d’un cycliste en danseuse, vêtu d’un manteau rouge pétant en Gore-Tex. J’ai finalement émergé à Baie-Comeau sept jours et demi après avoir quitté Blanc-Sablon. Le lendemain, je m’encalminais chez un ami à Tadoussac pour prendre le temps d’absorber ce qui venait de se passer.

J’avais parcouru 1900 km sur les 3000 prévus. Il m’en restait encore 600 à vélo pour atteindre la mise à l’eau de la portion canot de l’Expédition Transtaïga 2021, au nord de Chibougamau, où m’attendait mon partenaire David, qui n’avait pas pu résister davantage que moi à l’appel d’une seconde équipée. Le tracé sinueux de la rivière Broadback se déployait sur 532 km jusqu’à Waskaganish, dans la baie de Rupert, avec son aura de mystère encore intact dans nos esprits.


© David Désilets

Dans ce concentré d’existence, j’ai voyagé dans deux directions que j’avais rarement suivies auparavant : l’ouest et le sud. Il y a quelque chose de fondamentalement différent à voyager au ponant, comme le dit joliment l’écrivain Robert Lalonde. Avoir le soleil de dos en fin de journée renforce l’idée de la fuite. L’avoir face à soi, celle du rapprochement. Le Nord vivifie, le Sud alanguit. Tout cela me laisse l’impression d’un tracé migratoire. On part, on revient : les cycles régissent nos corps et nos vies comme ceux de la nature régissent le territoire.

Un nouveau printemps venait de s’ajouter à mes saisons dans le désordre, avec ses montées de sève, ses désirs inassouvis, ses traversées géographiques et intérieures. Là-haut dans l’Eeyou Istchee Baie-James, le rose des kalmias crevait désormais le vert sombre des sous-bois. Une nouvelle aventure m’attendait. J’étais mûr pour l’été.


À lire aussi - La quête du retour : le livre de Samuel Lalande-Markon sur son expédition au Nunavik


Parcourir la Translabradorienne à vélo

La route Translabradorienne, ou route Trans-Québec–Labrador, désigne spécifiquement la route provinciale 500, qui relie le Québec, peu après Fermont, à Happy Valley-Goose Bay, au Labrador. De part et d’autre, les routes 510 et 389 relient respectivement L’Anse-au-Clair (à proximité de Blanc-Sablon) et Baie-Comeau.


© Sarah Iris-Foster

Combinées ensemble, les trois routes de la « grande » Translabradorienne offrent un fort potentiel pour les cyclistes avides d’aventure. Selon les distances journalières parcourues, il faut prévoir plusieurs jours d’autonomie ainsi que des communications satellitaires. Un cycliste modérément préparé peut espérer maintenir une moyenne de 100 km par jour sans trop de difficulté. Des pneus de route semi-lisse avec protection anticrevaison de largeur moyenne (autour de 32 mm) sont suffisants pour composer avec les portions gravelées.

Les sites de camping sauvage sont nombreux le long de la route, mais il faut être vigilant étant donné la présence d’ours noirs et prévoir une protection pour la nourriture (baril ou sac antiours). Les quelques communautés traversées – Port Hope Simpson, Happy Valley-Goose Bay, Churchill Falls, Labrador City, Fermont, de même que, sur le versant québécois, le relais Gabriel (kilomètre 317) et les relais des kilomètres 211 et 94 – offrent la plupart des services et permettent de planifier des ravitaillements.


La Translabradorienne en chiffres


© Guy Boudreau

  • Routes 510, 500 et 389 de Blanc-Sablon à Baie-Comeau :
    • Distance : 1713 km, dont 1392 km asphaltés
    • Dénivelé : 10 136 m
    • Nombre de jours de pédalage : 7,5 jours
    • Moyenne de kilomètres par jour : 228,4 km
    • Nombre maximum de km de route dans une journée : 274,52 km
  • Pour aller plus loin : Des articles détaillés de Félix-Antoine Tremblay sur la Translabradorienne sont disponibles sur samuelmarkon.com. Les pages Wikipédia de chacun des segments de la route contiennent également de précieuses informations techniques.

Ne manquez pas la suite du récit de l’Expédition Transtaïga 2021, cette fois en canot sur la Broadback, dans l’édition automnale 2022 d’Espaces.

Commentaires (0)
Participer à la discussion!