Chez les Pygmées twa, réfugiés de la conservation
Pendant des mois, le cycloexplorateur Pierre Bouchard a sillonné à vélo l’Europe et l’Afrique avec sa conjointe Janick Lemieux, à la rencontre des peuples nomades. Alors que tous deux entament sous peu une série de conférences sur leur cyclo-odyssée Nomades2, voici un reportage sur le triste sort des « Pygmées » d’Ouganda, victimes du tourisme et de la « conservation de la nature ».
Sur le sentier de latérite avançant dans la jungle, à l’orée de la forêt impénétrable de Bwindi, un vieillard à la tunique déchiquetée s’effondre devant nous et se contorsionne de douleur. Puis, l’homme minuscule agrippe une plante, qu’il feint de manger, et il se relève d’un bond, simulant la guérison, souriant à nouveau et se frottant le bedon.
« Les Batwa possèdent des connaissances inégalées de la forêt équatoriale, leurs demeure et terre nourricière depuis des millénaires. Ils y tiraient leur subsistance et y trouvaient remède à tous leurs maux : paludisme, diarrhée, infections... », explique notre guide-interprète, Levi, un Mukiga de Buhoma, bled tapi dans cette vallée du sud-ouest de l’Ouganda où se déroulait la scène.
Après nous avoir accueillis sur le plateau de leur « forêt-école » avec un chant de bienvenue aux accents de likembé (un instrument de musique des Grands Lacs africains), la troupe de Pygmées twa nous a joué d’autres actes de leur « ancienne vie » de nomades chasseurs-cueilleurs : fabrication de pagnes en étoffe d’écorce, collecte de plantes médicinales, piégeage, érection de sépultures, recréation de cérémonies vénérant ancêtres et esprits…
La touchante représentation dramatique s’est ensuite poursuivie avec le retour triomphal d’une chasse imaginaire au céphalophe (petite antilope des bois... en bois!), pour enchaîner avec un récit mettant en scène le dieu twa de la forêt, avant de culminer en une danse aux rythmes endiablés, clameurs frénétiques et crescendo de battements de mains métronomiques en sus.
Sous le chapiteau de la grande hutte de la Batwa Experience (voir l’encadré), les chorégraphies magnétisantes de ces danseurs-nés ne manquent pas d’évoquer la dégaine boulotte et vigoureuse des gorilles des montagnes environnantes, nos plus proches cousins (avec d’autres primates), des voisins qu’ils respectent au plus haut point.
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Pour un Mutwa — singulier de Batwa —, les chasser a toujours été interdit et consommer leur chair, un tabou. Ironiquement, c’est sous prétexte de mieux protéger ces hominidés menacés d’extinction qu’on a évincé de leurs forêts ancestrales les Batwa, aussi appelés Pygmées twa — ou Pygmées, souvent péjorativement. Le but? Créer des parcs nationaux et réserves naturelles... et laisser toute la place au lucratif tourisme des gorilles (voir l’encadré « Gorilles inc. »).
C’est ainsi qu’en 1991, en inaugurant les parcs nationaux de la forêt impénétrable de Bwindi et des gorilles de Mgahinga, où on retrouve un site sacré twa — la grotte de Garama —, les autorités ougandaises ont expulsé sans consultation ni compensation les communautés de Batwa qui adhéraient encore à la même stratégie de subsistance, qui aura souri à leurs ancêtres pendant des milliers d’années.
Ce même stratagème d’éviction forcée a été employé dans les pays voisins, pour l’instauration des parcs nationaux des Volcans et de la forêt de Nyungwe, au Rwanda, ainsi que de ceux des Virunga et de Kahuzi-Biega, au Congo (RDC).
Premiers habitants de ce recoin d’Afrique, pratiquant un « nomadisme durable », ne cueillant et chassant que ce dont ils avaient besoin, les Batwa sont désormais exclus et dépossédés de leurs forêts, coupés de leurs racines et privés de leur culture. Ils doivent maintenant se réinventer en tant que peuple, se créer une nouvelle identité, tout apprendre dans un monde nouveau et... se maintenir en vie!
Car ils sont devenus squatteurs, mendiants, esclaves agricoles, bénéficiaires de programmes d’aide d’ONG ou de bonnes œuvres religieuses. Des marginalisés, victimes d’une discrimination leur restreignant l’accès à l’éducation, aux soins de santé, au marché du travail, ainsi qu’au droit à la propriété. Bref, ils sont devenus des réfugiés de la conservation, prisonniers chez eux!
Bats-toi, fils de Batwa!
Lorsque nous nous sommes lancés dans notre odyssée vélocipédique Nomades², en juin 2014, nous nous doutions bien que nous ne pédalerions pas toujours en terrain joyeux.
Nous savions aussi que plusieurs phénomènes en cours — l’augmentation fulgurante de la population humaine, l’exode rural, la déforestation, l’accaparement des terres, la désertification, la sédentarisation forcée, l’assimilation, le surpâturage, le réchauffement climatique, la création d’aires de conservation — menacent ou annihilent le nomadisme, ce mode de vie qui requiert de grands espaces.
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Mais appréhender la réalité et s’y heurter sont deux choses bien différentes, même à 18 000 km de vélo de notre point de départ norvégien, dans la forêt impénétrable de Bwindi, ce qui signifie « endroit de ténèbres ». Un nom qui se vérifie quand les arbres géants, lianes et fougères de ce tunnel de verdure nous avalent sur une dizaine de bornes.
Située dans la région de Kigezi, la « Suisse de l’Afrique », la forêt de Bwindi s’étend aussi dans un proche rayon de la réserve de la forêt Echuya, autre territoire ancestral qu’on a ravi aux Twa, non loin d’un vaste plateau abritant la petite ville de Kisoro.
C’est là que, depuis 25 ans, milite Gad Semejari, fondateur du Batwa Culture Club. Cet ensemble musical twa crée des chansons et présente des concerts pour décrier la situation sordide de ce peuple. « Quand nous avons été chassés de notre forêt, nous n’avons pu apporter que notre musique! » résume-t-il.
Lors de notre rencontre, Semejari nous invite à une prestation de sa troupe sur la colline Mikingo, à quelques pas de Kisoro, l’infâme « Batwa Hill ». Sur ce terrain cédé par le diocèse régional de l’église anglicane d’Ouganda, hérissé de cagibis de béton délabrés et souillés, sans sanitaires ni eau courante, s’entassent parmi immondices et abris de fortune des douzaines de réfugiés de la conservation qui y vivent dans la pauvreté la plus abjecte.
« Nous sommes réduits à récupérer les denrées comestibles dans le dépotoir de Kisoro. Voilà qui donne un tout autre sens à notre identité de chasseurs-cueilleurs », peut-on lire sur la page Facebook du groupe de musique engagée...
Dans la petite talle de jungle urbaine de Kisoro — dont le nom veut dire, en une ironie de l’histoire, « là où il y a beaucoup de gibier » —, la forêt des Batwa semble très loin et... inaccessible!
Mais lorsque les premiers accords de guitare, fréquences terriennes du tuba en bambou et éclats de tam-tam se font entendre, les survivants de cette minorité bafouée se trémoussent et hurlent de joie, d’un bonheur retrouvé.
Un groove primordial s’empare alors des enfants aux bedons protubérants qui rient à pleines dents, ravive le regard de ces femmes aux visages tuméfiés et redonne vie aux corps et esprits intoxiqués, puis réanime ces êtres disloqués. On croirait voir leur forêt accessible à nouveau!
Le Batwa Development Program
En 2000, lorsqu’ils ont découvert que plus du tiers des enfants twa n’atteignaient pas l’âge de 5 ans, les missionnaires Carol et Scott Kellermann s’installent à Buhoma pour dispenser des soins médicaux. En 2004, ils créent la Fondation Kellermann afin de venir en aide aux Batwa de la vallée de Buhoma et des environs, dans les domaines de la santé, du développement et de l’éducation. Outre la construction de l’hôpital communautaire de Bwindi et d’une école de soins infirmiers, la fondation acquiert des propriétés dans la vallée pour tenter de reloger des familles twa, de leur enseigner l’agriculture et de leur permettre de préserver leur culture : ainsi est née, en 2009, la Batwa Experience. Même si l’entente avec l’Uganda Wildlife Authority (UWA), qui gère le parc national, stipule qu’il est strictement interdit de chasser ou de piéger sur la terre achetée pour les Batwa, on peut y transmettre ses connaissances à sa progéniture et les partager avec le reste du monde.
kellermannfoundation.org
Gorilles inc.
En Ouganda, les revenus générés en 2013 par l’observation des gorilles comptaient pour 80 % de l’ensemble des activités touristiques, lesquelles rapportent le plus de devises étrangères dans l’économie du pays. Un permis coûte entre 450 et 600 $ US selon la saison (et de 750 à 1500 $ US au Rwanda), mais à peine 5 $ par permis seraient perçus pour être remis (en théorie) à des communautés twa tous les deux ans.
Ce permis permet de passer une heure avec des familles de gorilles « habitués » en groupes de sept personnes. Certains gorilles, eux-mêmes nomades cueilleurs (!), passent souvent la frontière en quête de repousses du côté des parcs nationaux des Volcans, au Rwanda, et des Virunga, au Congo. En tout, environ 900 individus évolueraient dans les massifs volcaniques où se rencontrent l’Ouganda, le Rwanda et le Congo (RDC), leur seul habitat, contre 620 en 1989.
Bien que les Batwa vénèrent nos cousins quadrumanes et se gardaient bien de les chasser, ils ont été souvent les premiers à qui on demandait de les attraper vivants, surtout les bébés, pour les zoos et les riches d’Occident.
Le parc national Queen Elizabeth à vélo
Rare privilège sur ce continent, on peut circuler à vélo dans ce parc national en empruntant une piste sauvage de 70 bornes qui conduit de Katunguru, en Ouganda, jusqu’à la guérite d’Ishasha, près de la frontière avec le Congo. Dans ce recoin du parc, des lions grimpeurs se prélassent dans les arbres le jour et arpentent la savane la nuit. Nous ne nous sommes pas attardés, d’autant plus que nous avions été accueillis dans le parc par les charges d’un éléphant bluffeur pour sitôt observer des hippopotames sur les berges du lac Édouard, puis croiser des bandes de babouins, des phacochères en cavale, un topi phallocrate, des familles de mangoustes, des cobs d’Ouganda et autres gazelles timides... Un vrai zoo, cette route!
Pour aller plus loin :
United Organisation for Batwa Development in Uganda :
uobdu.wordpress.com
Randos en forêt avec les Batwa d’Ouganda :
kabiza.com
Batwa Culture Club :
facebook.com/www.Batwamusiclub.co.ug/
Film Ghosts of Our Forest sur le Batwa Culture Club (2016) :
ghostsofourforest.com
Réfugiés de la conservation :
survivalinternational.fr/sur/refugies-de-la-conservation
Calendrier des conférences Nomades2 et réservation :
nomadesxnomades.com