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Raquette dans les monts Groulx : à la rencontre de Uapenatsheu, l’esprit des lieux

En février 2021, notre collaborateur et son comparse ont entrepris la traversée des monts Groulx — ou Uapishka en innu — au nord de Baie-Comeau avec l’intention d’en explorer les sommets. Au cœur de la tempête, une rencontre mystérieuse les a menés à reconsidérer leur rapport au monde.


« Il y a deux mondes, le monde des rêves et le monde où nous vivons.
La ligne entre les deux est mince. »

Laure Morali


Tout avait pourtant bien commencé. La veille, le soleil découpait encore les aspérités de l’immense massif montagneux, révélant entre les sommets arrondis une succession de lacs, de décharges et de ruisseaux qui, sous leur couvert de glace, s’épanchaient jusque dans la vallée, 500 mètres plus bas. C’est de là que mon coaventurier Bruno Forest et moi étions partis, quatre jours auparavant, raquettes aux pieds, les traîneaux lourdement chargés avec deux semaines de provisions qu’il nous fallait bien arracher à la gravité et hisser en haut du sentier d’été.


© Samuel Lalande-Markon

Car même à la fin du mois de février, le ruisseau Jauffret, qui offre normalement un accès moins abrupt au plateau, se trouvait encore partiellement à découvert. Depuis, nous avions eu le temps de quitter l’ombre des épinettes et de découvrir ce pays à l’intérieur du pays, de nous familiariser avec une toponymie bigarrée qui nous rappelait que nous n’étions pas les premiers à en aborder le relief montueux, quoi qu’en eût laissé penser la neige immaculée que nous foulions. À plus de 1000 mètres d’altitude, les Uapishka surplombent de leur blancheur et de leur mystère le Manicouagan et le territoire traditionnel innu, le Nitassinan, dont ils sont le cœur et l’esprit.

Nous avions touché les faîtes rocheux pelés à vif des monts Jauffret, Boissinot et Jumelle, patiemment longé les berges du lac Joyal. Au lac de la Plénitude, nous avions vécu un étonnant synchronisme avec le nom et l’esprit du lieu en ressentant cette chose indicible qui nous remplit lorsqu’on fait le vide. Puis, à peine plus loin, au pied du mont du Lemming, nous avions jeté la toile de notre tente pour bivouaquer là, sur une surface ouverte qui n’offrait aucune retraite face au ciel palpitant d’étoiles… ni face au vent.

Première rencontre


© Samuel Lalande-Markon

Depuis le départ, nous avions opté pour des campements dans des lieux flanqués de protections naturelles. Voilà qu’à la quatrième nuit, nous en étions totalement dépourvus, trop habités de ce sentiment de plénitude, presque de langueur pour consulter les prévisions météorologiques alarmantes qui nous auraient fait détaler et chercher un abri.
À 4 h du matin se levait le vent, et avec lui les premières bourrasques. À 5 h, les conditions se détérioraient au point qu’une rafale couchait la paroi de notre tente par-dessus nous. Dehors, on ne voyait plus à dix mètres. Le mont du Lemming, que nous avions gravi à peine quelques heures auparavant en riant du petit rongeur à qui il emprunte le nom, avait disparu.

C’est alors qu’il s’est manifesté pour la première fois.

Faisant dos au vent, j’ai senti une main glaciale pénétrer sous mon duvet, remonter le long de mon échine et me serrer la nuque. « Ua-pe-na-tshe-u ». Bruno m’en a épelé le nom en innu-aimun une fois revenus sous le couvert de la tente. Il en avait appris l’existence auprès des aînés de Pakuashipi, en Basse-Côte-Nord, lors d’un séjour de neuf mois réalisé plusieurs années auparavant. Personnages de petite taille, réputés bienveillants et inoffensifs, les Uapenatsheu apparaissent parfois dans la brume ou le blizzard et jouent des tours aux voyageurs égarés.

Un coup de téléphone satellite confirmait la nouvelle : la tempête recouvrait maintenant toute la Côte-Nord de son linceul blanc. À Tadoussac, les traversiers s’immobilisaient aux quais. À des centaines de kilomètres à la ronde, le pire endroit où être était sans doute celui où nous créchions, au beau milieu d’un corridor de vent avec des rafales atteignant 100 km/h. Il se vengeait bien, le lemming, de nos moqueries, tandis que Uapenatsheu nous gardait de nous aventurer trop loin. C’était une bonne chose, peut-être : sorti de la tente sans protection thermique pour une miction, je suis revenu quelques instants après avec le bout du nez blanc et insensible.


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Et pourtant, les quatre journées suivantes se sont avérées parmi les plus singulières, peut-être les plus extraordinaires de ma vie. Croupir sous la tempête dans un habitacle de 4,5 mètres carrés, sans savoir si la chose se prolongera du double ou du triple, sans connexion Internet, sans perception tangible du temps qui passe dans la pénombre du demi-jour, est une expérience où tout oppose à la vie moderne.

Pendant 96 heures (nous n’avions pas encore idée de la durée), le furieux tic-tac du quotidien s’est suspendu, et avec lui son instantanéité, son chaos, ses tumultes. Pendant 96 heures, nous avons dévoué entièrement notre présence à l’autre et à soi, mené des discussions dont la source miraculeuse ne semblait pas tarir, avalé des litres de thé Salada, écouté en boucle la Cold Song d’Henry Purcell — « What power art thou? », troublante question dans le grondement de la tempête — et lu des livres d’un trait : Né à Québec d’Alain Grandbois pour moi, La promesse de l’aube de Romain Gary pour Bruno. Elle promettait, cette aube, jusqu’au quatrième soir, où le vent qui avait achevé de circonvolutionner autour de nous élevait désormais une muraille de neige qui menaçait d’engloutir la tente. Nous avons ainsi passé la dernière nuit, à tour de rôle, à pelleter comme des forcenés dans le noir et dans le blanc afin de repousser de quelques heures l’issue d’une bataille perdue d’avance.

Deuxième et troisième rencontres


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À l’ultime matin, nous avons arraché non sans misère la tente du trou où elle était logée. En l’absence d’accalmie sur le radar météo, il fallait tenter une sortie vers la vallée. Pendant quelques heures, nous avons crapahuté dans les dunes de neige, toujours incapables de voir à plus de dix mètres. C’est ainsi que nous avons traversé à nouveau le lac de la Plénitude, qui n’avait plus rien à voir avec son nom, regagné le lac Joyal, suivi sa décharge et atteint l’extrémité ouest du lac Magique et sa non moins magique lisière d’arbres, qui nous offrait enfin une protection contre le vent.

Un troisième mètre de neige achevait de se déverser. La progression avait de moins en moins à voir avec la raquette, de plus en plus avec le crawl : crawler tête baissée sur deux ou trois cents mètres vers l’avant, revenir chercher le traîneau, le tirer laborieusement, jusqu’au bout des traces, puis recommencer, encore et encore. Pendant une pause, alors que nous plongions nos mains frigorifiées dans nos sacs afin de saisir nos Thermos de bouillon, les mitaines de Bruno disparaissaient. L’œuvre de Uapenatsheu, qui nous avait suivis à la trace.

Et il restait encore le mont Provencher à gravir depuis le flanc est avec la même épuisante technique d’allers-retours. Quelque part sur le chemin de l’antésommet, mon partenaire s’est aperçu qu’un de ses sacs n’était plus dans son traîneau. Il a fallu redescendre, puis remonter une partie de la déclivité, injurier à quelques occasions « les crisse de Uapenatsheu » et faire intervenir saint Antoine de Padoue pour qu’au bout d’une vingtaine de minutes, qui en ont semblé dix fois plus, le précieux sac émerge de l’uniformité du blanc et nous restitue son irremplaçable contenu : un sac de couchage, les pôles de la tente, un inReach, les clés de l’auto et un capital élevé d’estime personnelle qui aurait été irrémédiablement dilapidé en cas de perte.


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Mais enfin! Trois jours après la retraite du mont du Lemming, onze après notre départ, nous atteignions le kilomètre 336 de la route 389, celui qui achevait notre traversée nord-sud des Uapishka. Nous avions apporté assez de vivres pour tenter de nous rendre beaucoup plus à l’ouest, au mont Lucie. La tempête avait arrêté net notre progression et avait, du même coup, permis à l’extraordinaire d’arriver.

Pendant onze jours, et tout particulièrement pendant les quatre jours passés dans le huis clos de la tente, nous avons accepté une vision du monde dans laquelle peuvent surgir des personnages de légende. « Le fil qui nous relie à ce qui nous entoure est brodé par nos croyances », écrit Laure Morali. La question n’est pas de savoir quelle version des faits est véridique, mais bien celle que nous avons envie de croire. Admettre l’existence de Uapenatsheu sera toujours plus beau que d’expliquer une sensation de main froide sur la nuque par un coup de vent, la disparition d’une paire de mitaines par une surabondance de neige, la perte d’un sac par une simple étourderie. Admettre l’existence d’un monde de rêve parallèle au nôtre sera toujours plus poétique que de le ramener à sa seule dimension tangible.

Quelque part dans l’immensité du territoire, la vieille âme du Nitassinan perpétue son mythe auprès de ceux qui prennent le temps de l’écouter. Tant qu’il y aura des tempêtes, il faudra s’y réfugier, à l’abri de la vie quotidienne et de son désenchantement.


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L’expé en quelques chiffres


© Samuel Lalande-Markon

  • Distance parcourue, du kilomètre 365 au kilomètre 336 de la route 389 : 54,4 km
  • Dénivelé cumulatif : 1820 mètres
  • Moyens de transport utilisés : raquettes et skis
  • Nombre de jours d’expédition : 11
  • Nombre de jours d’immobilité : 4
  • Poids des traîneaux : vraiment lourd...

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