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Martin Trahan : 10 choses que j’ai apprises en 20 000 km de canot

En novembre dernier, Martin Trahan complétait sa traversée des États-Unis en canot, un périple de 7500 km du Pacifique à l’Atlantique. Avec ses deux autres expéditions (les Chemins de l’or bleu et Pull of the North), l’aventurier cumulait ainsi 20 000 km dans les épaules ainsi que… quelques leçons de vie et sur lui-même.

Je pagaie avant tout pour moi

Dans la vie de tous les jours, en tant que technicien en travail social, j’aide les personnes âgées à mieux vivre. On m’a alors déjà demandé si je partais en canot d’abord pour moi ou pour les autres, par altruisme. En fait, je pars pour différentes raisons, mais c’est essentiellement pour moi. Parce que je me sens bien dans le bois, sur l’eau et dans la nature, et que ça m’apaise. Cela dit, après avoir complété les Chemins de l’or bleu, deux ados m’ont écrit pour me dire que notre expé les avait fait sortir de la noirceur dans laquelle ils étaient plongés. À chaque jour, ils allaient regarder où nous étions rendus, et ça leur donnait espoir : ils s’accrochaient à ça. C’est cependant cette année que j’ai senti le plus que j’apportais aux autres, même si ça me rend très mal à l’aise. « T’es inspirant, tu me donnes envie de me dépasser », m’ont dit plusieurs. J’ai encore de la misère à accepter ça. Je me trouve plus inspirant quand je vais donner du sang : là, concrètement, je sauve des vies…

J’ai un solide syndrome de l’imposteur

Je ne me considère pas comme un aventurier. En fait, I’m just an average guy doing amazing things. Je suis un fonctionnaire, pas un athlète. Je ne suis même pas en forme! Si toi et moi on monte une montagne, tu vas être en haut bien avant moi. J’ai l’impression que je ne fais pas partie du monde des aventuriers, un monde qui ne me ressemble pas et qui est composé de gens hyper complets dans la sphère qui les anime. Moi, je ne fais pas ça à temps plein et je sens que je ne maîtrise pas à la perfection le canot et le canot-camping, même après 20 000 km.

Je ne suis pas quelqu’un de brave

© Jillian Brown

Lors de l’ouragan Michaël, pendant 30 minutes, j’ai pensé que ma vie allait finir là, surtout quand deux arbres ont éventré le toit de la maison de mon ami David. Et dans le golfe du Mexique, je ne pensais pas que j’aurais une telle phobie des requins. Mon premier réflexe, quand j’ai vu un aileron, a été de me dire : « Ça y est, c’est un Grand blanc qui s’en vient me dévorer!»

Il faut dire que je traversais une mauvaise passe, j’étais seul depuis trois semaines, j’étais en pleine mer et tout reposait sur mes seules épaules. Je ne voyais plus clair, j’étais en mode survie, mes émotions s’entrechoquaient. Je me demandais pourquoi je faisais cette expé, j’étais si fatigué et j’avais tellement besoin de m’appuyer sur des gens autour de moi. J’avais l’impression qu’un « vrai » aventurier aurait été au-dessus de tout ça et aurait géré la situation.

Mais j’ai fini par voir la situation comme une belle opportunité de me dépasser, de surmonter mes peurs, d’aller puiser en moi une force dont je ne soupçonnais pas l’ampleur, surtout grâce aux messages d’explorateurs québécois qui ont su trouver les bons mots pour me remonter le moral.

J’aime qu’on me rassure

En septembre dernier, j’ai souvent pensé mettre fin à mon expé, ce que j’ai laissé savoir sur les réseaux sociaux. Il n’en a pas fallu plus pour que des aventuriers chevronnés m’écrivent et m’encouragent à persévérer. « Les grandes expés viennent avec de grands défis : tu vas passer à travers, je ne suis pas inquiet pour toi », m’a dit Jacob Racine sur un ton humoristique. Mais l’un des messages qui m’ont le plus aidé est celui de Gabriel Filippi. Il m’a dit : « Y’a personne dans le monde de l’aventure qui va te juger si t’arrêtes ton expé : t’es pas en train de vouloir battre un record Guinness ou de devenir une sommité! » Il m’a alors raconté certaines de ses expéditions, bien plus coûteuses que la mienne, où il a dû virer de bord et où il s’en est malgré tout remis… Fred Dion, lui, m’a rappelé qu’il avait déjà ressenti cette impression de ne pas savoir comment il arriverait à tenir jusqu’au bout. « Prends ça une journée à la fois; ensuite, accepte que ton expé puisse peut-être se terminer plus tôt », m’avait-il dit. La pression a aussitôt descendu.

Tous les aventuriers ne sont pas amis entre eux

© Jillian Brown

Parfois, je me demande si je ne fais pas exprès pour me « garder petit » pour ne pas avoir à faire face à une certaine critique, car je suis très sensible à ça.

Il n’y a pas si longtemps, je pensais que tous les aventuriers étaient des amis, mais en bout de ligne, tout le monde tire la couverte de son bord pour avoir de la visibilité médiatique. Le problème, c’est que lorsqu’un aventurier reçoit des éloges, ça se sait, et ça peut créer de la jalousie et du « bitchage ». Je venais ainsi de gagner America Dream Adventure of the Year, du magazine Canoe & Kayak (ce qui m’a donné beaucoup de visibilité, d’argent et de matériel), quand j’ai entendu un débat à la radio, qui me concernait directement sans que l’on me nomme. « Tu ne peux pas qualifier d’expédition une traversée du Canada en canot, parce que tu as accès à des gens, à de l’aide, etc. », disaient en substance l’animateur et son invité. Bref, si ce n’est pas au-delà du 55e parallèle en totale autonomie, ce n’est pas assez hot pour être une expé, selon eux. Dans leur esprit, il faut être seul au monde, aller au pôle Sud en ski de fond ou dans le Grand Nord, isolé de tout, pour parler d’une expédition, alors que ce que je fais, ils appellent ça une « simple » aventure…

Dès que tu commences à gravir les échelons, j’ai l’impression que tu peux devenir une menace, pour certains. Je suis mal à l’aise là-dedans parce que ce n’est pas pour ça que je fais mes expéditions.

Je ne partirais plus en canot sans…

… mes sandales Crocs et mon matelas de sol Exped. Les premières sont archilaides mais en expé, c’est ultrapratique : tes orteils sont protégés, ça va dans l’eau et ça ne reste jamais mouillé longtemps, ça respire, c’est relativement confortable et ça s’enfile et se retire en deux secondes, quand tu rentres ou que tu sors de ta tente. Le second est coûteux mais hyperconfortable pour la nuit : il est épais, chaud et solide, et on peut même l’étendre sur un lit de gros cailloux.

Il n’est pas toujours nécessaire de tout prévoir à l’avance

© Jillian Brown

Je suis un anxieux naturel, et j’aime prévoir le maximum de choses : je veux que tout soit bien fait, que tout soit presque parfait. Ainsi, s’il y a un mot qui peut ressortir des Chemins de l’or bleu, c’est « rigueur ». J’ai bâti cette expé en très grande partie, et tout était planifié au quart de tour. Pour Pull of the North, j’ai embarqué dans l’aventure six semaines avant le départ, et rien n’avait été planifié : j’ai finalement activement pris part à l’organisation. Le côté plate, c’est que j’ai littéralement arrêté de vivre en préparant ces expéditions : je ne voyais personne, je n’avais aucune vie amoureuse. Le temps et l’énergie que ça m’a pris… Mais pour la dernière expé, j’ai fini par accepter que je n’étais pas en contrôle de tout, que ça serait peut-être imparfait, et avant de partir, je savais déjà qu’il y aurait du monde pour m’aider en cours de route. Cela dit, il faut toujours bien vérifier les choses essentielles et ne pas sous-estimer l’aspect financier. Quand tu n’as pas d’argent, que tu te lances et que tu commences à tourner les coins ronds pour économiser, tu te mets en danger.

Un contrat, ça sauve bien des problèmes

Quand tu investis autant de temps et d’énergie en quelqu’un, un contrat écrit peut te sauver bien des tracas. Lors de ma dernière expédition, j’ai eu des frictions – c’est inévitable dans ce genre de périple – avec ma coéquipière et photographe, Jillian Brown, et ça s’est mal terminé. Malgré les conseils de certains collègues aventuriers, comme Annie-Claude Roberge, je n’avais pas couché par écrit les termes de notre entente. J’aurais dû, et tous ceux qui partent à l’aventure en groupe devraient faire de même. Aussi, quand tu pars en équipe de deux, quatre ou six aventuriers, tout le monde devrait laisser une bonne somme d’argent dans un compte commun, en guise de garantie. Si tu lâches en chemin, tu perds ton dépôt.

Je n’aime pas pagayer seul

© Jillian Brown

J’ai découvert le canot et le canot-camping à 18 ans… avec un de mes potes. Dans les Chemins de l’or bleu, nous étions six, et pour Pull of the North, quatre. À Saint-Louis, quand  j’ai pris la décision de me séparer de ma coéquipière et de continuer sans elle, un pasteur baptiste pro-Trump et un pompier à la retraite ont pagayé avec moi, puis dans les Everglades, Scott – un pagayeur rencontré auparavant – est venu me rejoindre. Mais dans le golfe du Mexique, je me suis retrouvé longtemps seul, et ça me pesait énormément. J’ai alors commencé à écouter de la musique – chose que je ne fais jamais en canot – et ça m’a aidé à traverser cette période : beaucoup de Jean Leloup, du Björk, des Cowboys fringants (ça me donnait du pep!) et Sean Paul (ça avançait plus vite!). Je n’avais alors plus peur des requins, et les nuages sombres qui planaient au-dessus de ma tête se dissipaient.

L’être humain est capable du meilleur comme du pire

Avant de m’occuper des personnes âgées, j’ai passé six ans avec les jeunes, à la DPJ. C’est là que j’ai vu le plus mauvais, le plus dégueulasse de l’être humain, en étant confronté quotidiennement aux atrocités faites aux enfants. Ma dernière expédition m’a réconcilié avec l’humain, surtout grâce aux River angels, des amoureux des rivières qui trippent à fond rien qu’à suivre les expéditions des canoteurs. Des octogénaires m’ont aidé à portager avec leur camionnette, des gens que je ne connaissais pas m’ont hébergé et nourri plusieurs jours, ou en prenant congé pour passer du temps avec moi, d’autres voulaient me donner de l’argent… Une fois, l’un de mes hôtes m’a dit : « Demain, je ne suis pas là, alors voici les clefs du pick-up et de la maison, tu iras faire ton épicerie… » Je sentais qu’on faisait vraiment une différence dans leur vie, on était comme leur famille.

Je suis arrivé aux États-Unis avec plein de préjugés sur ceux qui y vivent, en me faisant dire que j’allais me faire tirer dessus; j’en suis reparti épaté par la gentillesse des gens que j’y ai rencontré, ce que je n’ai vécu nulle part ailleurs, y compris au Québec et au Canada…


5 moments forts de la traversée des États-Unis

Fleuve Columbia : on a débuté dans l’océan avec des lions de mer par centaines, avant de longer de ravissantes gorges et des secteurs désertiques dignes des bédés de Lucky Luke.

- Fleuve Missouri : les White Cliffs étaient magnifiques, avec leurs falaises de calcaire. C’est aussi ici qu’on a parcouru le plus grand nombre de kilomètres en une journée (163 km!) grâce aux courants puissants.

- Fleuve Mississippi : un coup de cœur! Quand le niveau de l’eau est assez bas, il y a des plages partout, et on pouvait y planter notre tente et se faire des feux de camp.

- Bayous de Louisiane : il y avait des alligators partout, c’était vraiment impressionnant! Ce n’était pas dangereux : le pasteur baptiste avec qui je pagayais allait même se baigner dans l’eau. Il voulait que j’essaie : oublie ça, l’eau était hyper sédimenteuse et on ne voyait pas ce qui s’y trouvait!

- Golfe du Mexique : dans certains secteurs, les plages sablonneuses s’étendaient sur 30 km, l’effet de grandeur était incroyable. Et pagayer avec les dauphins qui sautaient et allaient sous mon canot pendant une heure, dans 4 pieds d’eau, c’était aussi très cool!

Pour en savoir plus sur l’expédition de Martin :

coursingthroughamerica.com

instagram.com/martin_trahan_canoeist

facebook.com/MartinH2eau

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