Rechercher dans le site espaces.ca
  • Gary Lawrence

Frôler la catastrophe en Amazonie

On s’est tous demandé, un jour ou l’autre, si la personne de qui dépendait notre vie – guide, chef d’expé, pilote, chauffeur – était qualifiée pour nous mener à bon port. L’an dernier, notre rédacteur en chef s’est posé la question trop tard, lors d'un crash de bateau abracadabrant, en pleine forêt amazonienne. Récit.

– À gauche… À gauche! À GAAAAUUUUCHE!

CRAAAAAAAAAAC!!!

Le guide avait eu beau donner ses directives, le pilote n’en a eu que faire. Au lieu de virer à gauche – et de ralentir, dans le doute –, il a continué pleins gaz, en braquant vers la droite.

Alors qu’il n’y voyait pas plus loin que le bout de son nez, l’imbécile a préféré s’en remettre à son instinct et à son GPS, qui était à ses pieds. Et c’est en relâchant sa surveillance pour tenter de le ramasser que ce qui devait arriver arriva : notre embarcation, un bateau d’aluminium de cinq mètres, a violemment percuté les arbres bordant la rivière sur laquelle nous naviguions en pleine noirceur, sans phare.

C’est un miracle que personne n’ait été tué ou n’ait eu l’œil énucléé, le bras pulvérisé ou le crâne fracassé par une grosse branche. Après tout, il faisait noir comme dans le fondement d’un jaguar, et la force de l’impact a été telle que notre bateau s’est encastré dans les branches pour se retrouver dans les airs, couché sur le côté, la poupe engloutie.

Maintenant, qu’adviendrait-il de nous, archi-isolés aux abords d’une rivière anonyme, au fin fond de l’un des plus grands archipels fluviaux du monde, celui du parc national d’Anavilhanas?

Gary Lawrence

Une virée alléchante

C’est par un dimanche pluvieux que nous sommes partis à cinq (mon hôte, son associé qui pilotait, deux aides et moi-même) pour une sortie qui s’annonçait trépidante, dans un longboat à moteur. En chemin, un sixième larron s’est joint à nous, un autochtone qui avait pour seul bagage une tronçonneuse. Il était à la fois notre radar et notre sésame pour nous ouvrir la voie dans la forêt brésilienne : il connaissait les environs comme le fond de sa poche et était capable de trouver son chemin dans la plus opaque des noirceurs, sur la plus reculée des rivières.

« Tu vas voir, ça va être super : nous allons nous rendre où on n’emmène aucun touriste, au bout d’une rivière perdue au milieu de nulle part : the last river », m’avait dit mon hôte. Avant le départ, j’étais totalement alléché et excité à l’idée de jouer les défricheurs, et je trépignais d’impatience.


À lire aussi : Cauchemar sur le mont Washington


Plus nous nous enfoncions, plus la rivière devenait étroite, et plus s’y enchevêtraient des arbres tombés en travers de son cours. Parfois, le pilote mettait les gaz à fond et nous passions par-dessus; parfois, il se faufilait habilement dans un embrouillamini de branches éparses, qu’on taillait à la machette; souvent, nous n’avions d’autre choix que de tronçonner un arbre entier pour libérer le passage. « Même si on coupe tout ça, les obstacles ne seront plus les mêmes au retour : il pleut, et le niveau de la rivière sera plus élevé », de préciser mon hôte.

Gary Lawrence

À deux ou trois reprises, nous avons tous dû descendre du bateau et le pousser, de l’eau jusqu’aux hanches, pour lui faire franchir des rapides. Puis, au terme de deux heures de débroussaillage, nous avons finalement atteint notre but : une jolie chute près de laquelle nous irions nous offrir un gueuleton de poisson grillé sur la braise.

Le retour

Il était environ 15 h lorsque j’ai commencé à m’inquiéter. Jusque-là, je m’en étais entièrement remis à l’expérience de mes acolytes d’un jour, habitués à ce genre de virée. Mais là…

– Dites donc, à quelle heure fait-il noir, déjà?

– À six heures pile. Et ça tombe raide, comme un rideau!

– Ne devrait-on pas se remettre en route? Nous sommes au moins à 5 h de bateau du lodge?

– T’inquiète!

Gary Lawrence

Qu’importe l’assurance de mon hôte, mes préoccupations ne cesseraient, dès lors, de croître. Surtout quand la noirceur a fini par s’installer pour de bon, tandis que nous naviguions sur la last river.

– Euh… ça ne vous tente pas d’allumer les phares?

– Le bateau n’en a pas.

– Ah. Et vous n’avez pas une sorte de projecteur, quelque chose pour nous éclairer?

– Je… je l’ai oublié, de balbutier le pilote.

Il faisait maintenant si sombre qu’on arrivait à peine à distinguer la cime des arbres bordant le cours d’eau, sur le ciel noir de goudron. Heureusement, notre guide autochtone, assis à l’avant, voyait où il s’en allait, grâce à ses yeux de félin. Malgré tout, j’avais le pressentiment que quelque chose clochait dans cette virée, et que tout cela finirait mal. Et c’est tout juste après cette pensée sombre que c’est arrivé.

À l’eau, j’égoutte?

Dès que nous avons compris ce qui se passait, nous nous sommes tous rapidement couchés dans le fond du bateau… avant d’en être éjectés lors de la collision.

Quand je me suis retrouvé à la flotte, j’ai eu un instant de panique. Je ne voyais pas tout le monde, j’entendais un gémissement de douleur, j’imaginais un membre de l’équipée avec une fracture ouverte ou le front en bouillie. Même si seuls nos esprits furent finalement secoués, j’ai vite réalisé l’ampleur du pétrin dans lequel venait de nous fourrer notre pilote du dimanche.

– Vous… Vous avez un téléphone satellite, j’imagine?

– Je… Je l’ai oublié, de lâcher penaudement le pilote.

Su-per. Nous voilà à des heures de bateau de la civilisation, sans source de lumière ni moyen d’appeler les secours. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que le lodge envoie de l’aide quand on réalisera que nous ne sommes pas rentrés.

Nous avions bien laissé savoir où nous allions, mais l’archipel du parc national d’Anavilhanas forme une véritable constellation d’îles et d’îlots de forêts inondées, pareilles à des mangroves, entourées de chenaux et de passages tous plus semblables les uns que les autres, avec mille et un chemins à emprunter pour gagner un même point. Quand donc nous retrouverait-on? Dans six heures ou trois jours?


À lire aussi : Survie en forêt l'hiver: sauriez-vous quoi faire?


Rapidement après l’accident, nous avons grimpé sur notre bateau haut perché pour nous y asseoir à l’abri : tout autour de nous, il n’y avait que des arbres dont la base était submergée. Aucun moyen de rentrer à pied ou d’aller se réfugier à la nage : la terre ferme se trouvait à des kilomètres et les eaux environnantes abritaient une charmante faune de piranhas et des caïmans de cinq mètres.

Pendant des heures qui me sont apparues des jours, je suis demeuré assis à califourchon sur le bateau, les pieds pendouillant et les bras enroulés à une branche. Plus le temps avançait, plus je devenais mi-groggy, mi-migraineux à force de respirer les vapeurs d’essence provenant de la flaque créée par le carburant qui s’échappait du réservoir du bateau.

– Au moins, ça éloigne les bêtes indésirables!, de souligner l’un des joyeux naufragés que nous étions devenus.

Vers minuit, cinq heures après le crash, le moteur d’un bateau a commencé à se faire entendre, au loin. Puis, la lumière d’un phare s’est faufilée entre les branches. À 1 h du matin, nous avons finalement été secourus, et nous sommes rentrés, transis et cordés comme des sardines, dans le noir total.

Gary Lawrence

La douche bien chaude que j’ai prise en rentrant est la plus délicieuse qu’il me fut jamais donné de prendre. Une fois ressaisi, j’ai vidé le contenu de mon sac à dos : mon équipement photo et mon téléphone étaient trempés jusqu’au dernier microconducteur, et mon imper-respirant, gorgé de carburant, était irrespirable.

Qu’importe : j’avais tous les morceaux de ma carcasse. Mais j’avais perdu un pan immense de la foi inconditionnelle que j’entretenais jusqu’ici envers ceux qui ont ma vie entre leurs mains, en voyage.

Et je me suis juré que plus jamais je ne tiendrais pour acquis qu’ils savent toujours ce qu’ils font.

Commentaires (0)
Participer à la discussion!